Voir dans le contexte original.

Marc-Edouard Nabe vient de publier Les Porcs, son trentième livre, six ans après L’Enculé, qui transposait l’affaire DSK en un roman foutraque et capiteux, et surtout trois ans après avoir annoncé de manière fracassante dans l’émission Ce soir (ou jamais !) que l’ouvrage sortirait environ un mois plus tard. Il faudrait multiplier cette approximation par quarante et supporter encore un déluge d’âneries complotistes avant de pouvoir lire l’œuvre.

C’est un livre autoédité comportant, comme les deux précédents, une couverture noire où ne figure d’autre texte que le nom de l’auteur et le titre, cette fois en lettres orangées (ou dorées ?). Nabe, fier de s’autoéditer, appelle cela de l’anti-édition. Il faut dire, puisqu’ici l’auteur contrôle également cet aspect-là, que le travail est fait correctement : le papier est de qualité, la mise en page est d’une parfaite sobriété et je n’ai pas relevé dans ces mille pages plus de fautes que dans un livre de trois cents pages édité chez Gallimard.  On ne perd d’ailleurs pas de temps à relever les fautes, quand on lit Nabe. Ajoutons pour en finir sur cette question qu’on ne le trouve dans aucune librairie, mais qu’on peut le commander sur le site de Nabe ou l’acheter à Darius, un sans-abri du 5earrondissement de Paris.

Nabe promettait de faire du hachis de complotistes, de réduire les « personnes concernées » au suicide. Je les vois très bien en rire, au contraire, et continuer à se moquer de Nabe, mais nous n’en sommes qu’au premier tome. Qui sait si le deuxième ne contiendra pas tout le poison, comme on dit que la semence fertile est contenue in cauda ? Le livre ne tue pas encore, mais sa bénignité n’est pas imputable à la faiblesse de l’attaque. Les natures qui ne se remettent jamais en question peuvent survivre à toutes les humiliations, voilà tout. Les révélations que contient ce livre gêneront peut-être Soral, sans doute fera-t-il la grimace en voyant révélées certaines de ses lâchetés, certains de ses enculages non métaphoriques avec le père de son ami, mais ce n’est pas cela, je crois, qui lui causera un grand tort. Quelques passages de Nabe ressurgiront quelquefois au bas d’une vidéo de Soral, de Dieudonné ou de Salim Laïbi, mais ceux-ci survivront et continueront à propager leurs bêtises. D’ailleurs, je ne leur souhaite aucun mal. J’espérais un livre qui puisse leur faire honte de leur folie, mais ce livre est-il possible ? Il n’y a qu’un moyen de convaincre un fou, c’est la conversion, et on ne convertit évidemment pas un fou à la raison. C’est d’autant plus regrettable que l’on convertit assez facilement un homme sensé à la folie.

En vérité, Nabe consacre une place tout à fait minime au démontage des arguments complotistes, préférant démonter (ou démontrer) le ridicule et la bêtise du troupeau complotiste français dont Dieudonné et Soral sont les principales têtes bêlantes. Voilà ce qui est instructif, voilà ce qui est passionnant. C’est une sorte de journal intime (ou de mémoires) dont on n’aurait gardé que ce qui permet de comprendre l’évolution des quelques personnages cités plus haut.  C’est la genèse d’un merdier où l’on croise aussi Blanrue, Faurisson, Meyssan et Yann Moix, le seul à mon avis qui puisse vraiment être affecté par ce livre. Moi qui ai autant d’années que Nabe a écrit de livres, j’ai eu le sentiment de revivre les événements médiatiques de mon adolescence jusqu’à des temps récents : l’affaire Renaud Camus, les débuts de Ce soir (ou jamais !), l’après 11-Septembre, les tracts de Nabe, la publication des Bienveillantes de Littell, l’affaire Siné, etc. Se plonger dans ce gros pamphlet, c’est relire l’histoire de cette pseudo-dissidence française, de l’année 1999 à l’année 2010, à travers l’œil nombrilique de Nabe, et c’est s’y replonger comme si tout ce monde-là appartenait déjà à la vieille histoire, était déjà mort, puisque même pour parler des vivants, Nabe n’emploie jamais le présent.

Ce qui rend toute cette dégueulasserie si plaisante, c’est la drôlerie et l’intelligence des trouvailles à chaque ligne du livre, c’est la justesse et la truculence formidable du nabot. Depuis Le Régal, et comme il disait alors, nul n’est exclu de sa « gerbe d’or » : à part le terroriste Carlos, à part son avocat Thierry Lévy, ses maîtresses et quelques rares privilégiés, tout le monde est laid, gros, pédé, lâche, vieux, immonde, pour ne citer que les adjectifs les plus courants. C’est comme ça qu’il colore ses tableaux et leur donne du relief. Ici, la description vacharde a plus de vérité que bien des gentillesses hypocrites publiées ailleurs. Il faut lire les portraits de Yann Moix, « mi-nain, mi-mongolien, pas de bras longs, un peu androgyne sur les bords (parce que sans couilles) et boiteux (ce qui l’empêcherait toujours d’aller très loin dans la vie) », ou de Calixthe Beyala, qui apparaît d’abord comme une « petite vieille à la peau javellisée, la bouche tordue, les cheveux pendouillant comme de la salade flétrie, le corps défraichi planté de traviole dans deux pantoufles mitées », avant de se transformer dans le même paragraphe en une toute autre entité : « une lionne – bien que Scorpionne – scintillante et si soignée ! Cheveux de feu, peau merveilleusement unie, moirée, lisse, maquillage royal, bijoux partout, et quelle allure ! Elancée, animale, pleine de seins et de cul, ondulant énergiquement au son de sa voix en flûte fêlée. »

La causticité hilarante n’est pas d’un salaud qui se maquille l’âme. Ce sont les expressions qui correspondent le mieux au sentiment de Nabe sur le moment. Il n’est pas injuste, il ne réduit personne à sa laideur, il peint ce qu’il voit et ce qu’il sent au moment où il le voit et où il le sent. D’un paragraphe à l’autre, le gros con se change en gars fantastique suivant le degré de sympathie qu’il inspire à l’auteur. Quand tout le monde lui reproche d’incendier Taddeï, Nabe dit fort bien qu’il ne fait pas alors le bilan de leur amitié. D’ailleurs, aux vrais salauds qui divisent le monde en démocrates polis et en salauds injurieux, Nabe répond dès les premières pages, à travers une réplique prononcée sur un plateau de télévision : « C’est beaucoup plus subtil que ça, la vie, Miller ! » Et, en effet, par le raccourci et l’hyperbole, notre enragé de vérité fait passer plus de subtilités que les subtils Tartuffe. Malgré la muflerie, le narcissisme absolu, la crudité et la férocité du texte, ou peut-être grâce à tout cela, les flèches nabiennes frappent dans le mille. Bien des incohérences sont transpercées par ses traits mi rigolards mi consternés : celle de Dieudonné, le tolérant procédurier ; celle de Soral, le pétochard hâbleur ; celle des Arabes qui conspirent contre leur gloire, etc.

La haine du pinaillage est sans doute ce qui le pousse à abandonner la dénomination d’antisioniste, hypocritement employée par tout le cercle complotiste. Puisqu’aujourd’hui les antisionistes sont tous accusés d’être des antisémites, autant assumer l’épithète. Nabe ne se dérobe pas. Il assume l’insulte brandie par ses adversaires, ce qui permet de ne plus perdre de temps en dénégations : « Un antisémite, écrit-il, c’était désormais quelqu’un qui refuse de se plier au chantage de la Shoah martelé par certains juifs, dans le seul but qu’on ne parle pas d’Israël. » Après cela, lui reprochera-t-on encore d’être ambigu ?

Il ne l’est pas plus qu’une poignée de main à Claude Lanzmann. Lisez le livre, vous comprendrez.